On était une bande de gamin-e-s et on ne s’appréciait pas tout-e-s nécessairement, mais on finissait inéluctablement par se recroiser à chaque événement de village puisque dans ce genre de patelin, tout le monde se connaît plus ou moins. Parmi nous, il y avait Antoine [le nom a été changé]. Et plus précisément, il y avait son père. Ce dernier n’a pas supporté le divorce et s’est donné la mort peu après, je n’ai pas eu davantage de détails. Néanmoins, je me souviens très bien des réactions de mon entourage, et particulièrement de ma mère. À peu de choses près, quelque chose comme “Mais il se rend compte qu’il laisse ses gamins sans père ? C’est de l’égoïsme.”. Et, déjà, à l’époque, ça m’avait énervée.

Premièrement parce que c’est être bien à côté de la plaque que de parler d’égoïsme quand on ne comprend pas ce qui peut pousser au suicide, mais surtout parce que moi, pourtant jeune, je comprenais. Pas ses raisons à lui, pas sa situation, mais qu’on en vienne à cette alternative et à quel point la remarque de ma mère était stupide. Je devais avoir 12 ans, tout au plus. Sans doute moins.

Cette histoire, c’est mon vrai premier contact avec le suicide. Pas juste avec les envies, mais avec du concret. Comme toujours, les adultes tendent à penser que les enfants ne réalisent pas, mais je réalisais très bien. Plus que réaliser, je l’enviais. Je n’avais aucune espèce d’empathie pour sa famille que je connaissais assez peu, ni pour lui. Je me suis surtout demandée comment il s’y était pris. Je ne sais plus si je l’ai su un jour, via les ragots qui tournaient. Une voix me souffle une histoire de pistolet, mais difficile de savoir s’il s’agit d’un faux souvenir ou non.

Je ne saurais dire à quel moment ces envies sont apparues, sournoisement, et ont commencé à hanter mon esprit. À partir de combien d’années de violences de mes parents mais aussi des autres gamins, de la rue ou de l’école, ma coquille a finit par céder. Tôt, trop tôt sans doute, et sans ne pouvoir en parler à personne. La première raison à cela, c’était la honte. On sait à quoi on s’expose, si on daigne parler. Alors on se tait. On se tait pour éviter les remontrances, les “mais ne dis pas ça !” de la famille qui refuse de voir la vérité. On se tait pour éviter les conseils absurdes et non sollicités qui nous disent de boire du jus d’orange, de lire tel bouquin ou de se balader en forêt. On se tait pour ne pas avoir à rassurer les proches un peu trop émotifs qui encaissent la nouvelle alors que c’est nous qui avons un problème. Et il y a ceux qui pourraient nous comprendre, les autres personnes dans notre cas dont on n’en entend jamais parler.

À force de fuir mon quotidien sur internet, j’ai fini par les rencontrer, ces autres personnes. J’aimerais dire que ça m’a aidée, mais ce serait mentir. Et mentir, je l’ai assez fait à l’époque. À ces gens qui me confiaient leurs plus noirs secrets et que je rassurais pour éviter le pire, je ne livrais que des contes. Des versions exagérées de ma vie déjà déprimante. Longue période où les mensonges me protégeaient en voilant mon quotidien morne. L’honnêteté venait surtout lorsqu’on parlait de nos envies. Ces envies. Et mutuellement, on se les nourrissait jusqu’à ce que l’un passe à l’acte et se rate, ou non. Mais les autres ne voyaient rien, ou refusaient de voir.

Les gens ont une grande facilité à enterrer le problème, dans ce genre de cas. À ce titre, je me souviens de nombreuses personnes. Je me souviens de cette prof d’espagnol m’ayant surprise à me scarifier, qui m’a simplement demandé de ranger mes ciseaux. Du groupe avec lequel je traînais au collège qui, voyant les marques sur mes bras, a pris ça comme un jeu. L’un d’eux m’a imitée, une fois, m’a montré ça fier et ricanant, puis s’est amusé à me faire croire qu’il allait me dénoncer aux surveillants parce qu’il voyait que ça me terrorisait. Du concours de poésie du lycée où j’ai été disqualifiée pour plagiat soupçonné, parce qu’on ne voulait pas croire que ce qui ressemblait à une lettre de suicide puisse être de moi. De ma mère qui, devant mes bras griffés, m’a montré une de ses cicatrices en me balançant la même excuse bidon que je lui avais donné pour me justifier. Et de dizaines d’autres personnes qui ont minimisé la chose de diverses manières. Au final, j’étais seule.

Ces envies, elles ne m’ont jamais quittée. D’abord, je ne les prenais pas au sérieux. Je les voyais comme une phase par laquelle beaucoup passent et non comme une maladie à part entière. Ou, plus exactement, je pensais ce second cas beaucoup plus rare qu’il ne l’est. Je pensais que ça passerait. Mais ce n’est pas passé. Je me suis parfois questionnée sur la nature de ce que je vivais, de si tout ceci était normal ou non. De si je pouvais me nommer dépressive, de si mes difficultés à entreprendre quelque chose y étaient liées ou non, de si penser à la mort chaque jour ou de regretter de se réveiller chaque matin était commun. Si je savais quoi dire quand ça ne me concernait pas, la difficulté à me convaincre moi-même ne m’a apportée aucune réponse. Et ces envies, j’ai grandi avec.

Fut un temps, je les appelais la bête noire. La première fois c’était à une amie, il y a quelques années. Une bête noire suivant le moindre de mes pas et à laquelle je dois régulièrement coller une bonne droite pour ne pas tout bonnement disparaître. En ces mots, et avec du recul c’était assez puéril. Je ne colle pas de droite, et je ne lui donne plus de nom. J’ai même cessé de nous dissocier, puisqu’à grandir avec, je me suis nécessairement construite autour.

Certains jours sont plus difficiles, d’autres semblent si simples que j’en viens à douter d’un jour avoir été mal. Mais encore, j’y pense. Souvent. Toujours. Comme un horizon, un but macabre à atteindre. Chaque jour à penser mourir demain, à songer n’avoir jamais dix-huit ans, puis vingt, puis vingt-cinq. Et aujourd’hui, j’en suis là. Branlante mais toujours debout.