La vieille femme au regard fatigué m’accueillit la première. Elle avait les cernes de celles que le travail domestique a brisées, le dos courbé et craquant sous son propre poids, mais gardait un sourire sincère et réconfortant. À peine eus-je le temps de lui donner mon prénom qu’elle me proposa de me rafraîchir et de m’asseoir. Après ce long voyage, je ne pouvais décemment pas refuser. Alors qu’elle s’éloignait, un vieil homme vint me serrer la main, ce qui me gêna quelque peu.

« Bienvenue chez nous, mon brave. »

Je lui rendis un sourire crispé. Il avait la poigne énergique mais suffisamment relâchée pour ne pas me broyer les doigts. Son crâne dégarni brillait au soleil, et lui aussi arborait un sourire, à peine forcé.

En franchissant le seuil de leur maison, la taille de celle-ci m’interpella. L’entrée ressemblait aux grands halls des réceptions de gala. Mon regard se posa sur une affiche juste à droite de l’entrée. Il s’agissait d’un décret du roi ordonnant que l’on coupe nez et oreilles à des prostituées ayant forniqué avec la garde royale, lesquelles on accusait d’avoir déclenché une émeute. La femme, voyant mon attention éparpillée, m’expliqua que l’affiche avait plusieurs siècles et qu’il s’agissait là d’un cadeau fait à son mari, dont les secrétaires passaient la majorité de leur temps à son bureau. Elle ricana et me proposa de la suivre jusqu’à la cuisine. Je m’exécutai, malgré ma gêne apparente.

Tenant à me servir, elle me proposa divers jus et sirops – je pris de la grenadine, pour ce que vaut cette information – et elle m’en versa un généreux fond dilué dans de l’eau fraîche. Alors que je me désaltérais, je pris un temps pour regarder par la fenêtre et constater le gigantesque terrain entourant la maison et qui s’étendait à perte de vue. Il était pourvu d’une écurie et de nombreux arbres soigneusement alignés. Durant ce laps de temps hors de toute discussion, je pus réaliser le calme presque total et reposant du coin, en comparaison de la ville que j’avais coutume de fréquenter. De même, l’air – savant mélange de senteurs de bois et de foin – me fit le plus grand bien et semblait permettre une meilleure respiration que celui sali par la pollution.

Elle me proposa ensuite de manger quelques gâteaux secs et, devant mon refus, entreprit de me faire visiter la maison. Celle-ci semblait sans fin, avec des pièces dont je ne saisissais pas bien l’utilité première ni la nécessité matérielle pour seulement 2 personnes. Il y avait une grande cuisine, qui devait faire la moitié de la taille de mon appartement, un salon, une salle à manger, deux salles de bains, de nombreuses chambres et bureaux, des salles de détentes, un jardin intérieur, quelques salles poussiéreuses et presque vides et, tout au bout du couloir, ma chambre. Elle ne semblait pas bien entretenue mais me suffirait bien, elle était déjà un luxe au-delà de ce à quoi j’avais été habituée. Mon hôtesse souligna de ne pas hésiter à lui faire une demande au moindre besoin puis s’en retourna emprunter l’escalier nous ayant servi à monter.

À peine la porte de la chambre fut-elle refermée que je laissai mon corps s’affaler de tout son poids sur le lit, dans le sens de la longueur. Le sommeil m’emporta peu de temps après. Cette vie aurait pu me convenir. J’y gagnai un cadre agréable et calme, propice à mon travail minutieux, mais y perdrai l’avantage non-négligeable de l’accessibilité aux transports en commun. N’ayant aucun moyen de transport personnel et ayant besoin de voyager régulièrement, ma réflexion fut bien vite achevée, non sans une once de regret. Mais je n’étais pas là pour ça.

Ce couple ne me proposait pas de chambre gratuitement. S’ils me faisaient grâce des frais de location, j’avais conclu avec eux de leur reverser un quart des bénéfices de mes recherches dans la région. Ces dernières consistaient, car je suis géologue de profession, à analyser un gigantesque caillou fumant aperçu à l’extrême limite de leur terrain, et duquel ils auraient revendiqués farouchement la propriété. D’après les descriptions que l’on pu m’en faire, il semblait s’agir d’un astéroïde d’une valeur pécuniaire modeste de par sa taille extrêmement réduite et ses gisements potentiels de fer et de nickel. À ce stade, pas de quoi s’affoler. Mais un détail souligné à plusieurs reprises retint mon attention : celui d’un visage gravé dans la roche. Je me doutais d’avance qu’il ne devait s’agir que d’une coïncidence ou hallucination collective, mais la perspective de quelque chose de surnaturel, comme un fossile alien, me donna le courage nécessaire pour effectuer ce labeur.

À l’aube, j’entrepris de rendre visite à cet imposant rocher, après avoir négligemment brossé dents et cheveux – d’habitude impeccables – et en omettant d’essuyer les résidus de mousse blanche au creux de mes oreilles. La marche fut longue et, pour tout avouer, sans grand intérêt. Le terrain était plat et, une fois loin de la maison, assurément vide. Seule la perspective de rencontrer mon ami la pierre, baptisée Pierre pour l’occasion, me donnait la force de ne pas rebrousser chemin en me demandant ce que je faisais ici. Je n’eus aucun mal à le reconnaître de loin, la fumée qu’il générait était visible à plusieurs dizaines de mètres. Cette fumée semblait particulièrement épaisse et d’une teinte anormalement rosée qui rappelait celles des sucettes à la fraise et à la crème.

À proximité, l’air était difficilement respirable et la chaleur insupportable. Je crus apercevoir le visage quelques instants, mais Pierre ne me laissa pas m’approcher sous peine de voir le mien fondre. Ce visage n’avait pu être réalisé par aucun paysan des environs, à moins d’une combinaison résistante à la chaleur et d’une précision parfaite malgré celle-ci. Les éclats environnants de l’alien minéral jonchaient le sol et semblaient refroidis, théorie qui fut vite invalidée par la brûlure au second degré que j’infligeai sur ma main gauche. Je pus tout de même, en raclant le sol, en ramener un morceau sans qu’il ne fasse fondre le récipient.

Le soir même, après avoir installé tout mon matériel dans le bureau avoisinant ma chambre, je descendis rejoindre mes hôtes pour prendre le repas avec eux. La femme, sans m’adresser un regard, l’engloutit à grande vitesse, débarrassa ses couverts et son assiette, puis empoigna un plumeau et frotta frénétiquement chaque parcelle de la pièce. Le silence qui régnait à table étant pesant, je me dépêchai de terminer mon plat avant de me retirer vers le bureau.

En analysant le fragment de Pierre, je ne remarquai rien d’anormal. Néanmoins, lorsque je voulus le retourner, celui-ci sembla s’accrocher à mon gant. Sans doute n’était-ce qu’une impression ou électromagnétisme, car rien ne semblait indiquer un matériau adhésif ni pouvoir expliquer cette propriété.

Après une courte nuit à tergiverser et élaborer d’improbables théories, je m’apprêtais à reprendre le chemin me menant à une plus grande intrigue : le visage. D’ordinaire, j’aurais préféré me rendre au bureau où, à côté de mon microscope, j’avais déposé l’étrange caillou trouvé la veille. Mais ce dernier avait disparu. Était-ce la vieille femme qui l’avait fait rouler sous un meuble en voulant l’épousseter ou bien son mari qui l’avait volé pour se faire davantage d’argent sur mon dos ? Je fouillai la pièce, en vain. La maison étant à l’instant vide, je n’eus aucune réponse et dus me résoudre à ranger tout le matériel dans ma chambre et à la fermer à double-tour, en prenant soin de tout cacher sous le lit au cas où le couple posséderait un double.

Énervée, je sortis en courant, sans prendre la peine de passer par la salle de bain, et en oubliai la moitié de mon matériel. Le chemin fut plus court que la veille, mais teinté de transpiration. À l’arrivée rien n’avait changé, à l’exception de la terre brûlée qui semblait plus répandue que la veille. La combinaison faisant parti des éléments oubliés, je ne pus m’approcher davantage et lâchai un cri de frustration.

Poussée par la curiosité, je m’autorisai toutefois à jeter une pile de documents à proximité du visage afin de disperser la fumée quelques fractions de seconde et l’observer plus clairement. Le travail semblait minutieux. La gravure semblait profonde. Mais l’observation fut d’une durée brève et il pouvait en être tout autre. Toujours est-il qu’il y avait quelque chose.

En tentant de m’approcher malgré mes réticences, je ne vis que quelques minuscules graviers sphériques rouler à mes pieds, jusqu’à heurter mes bottes. La surprise fut-elle que je m’arrêtai nette. La fumée était-elle le signe d’une quelconque érosion naturelle, ce qui pourrait expliquer cette chute inopinée de matière ? Avant de pouvoir y réfléchir davantage, je retirai ma botte et la remplit de ces minuscules cailloux avant de m’en retourner avec une démarche inégale.

À peine rentrée, je pris de quoi me faire un sandwich pour éviter le repas commun et montai dans ma chambre. À peine avais-je franchi le palier que j’enfilai ma combinaison. Rien ne semblait avoir disparu durant mon absence, une maigre consolation. J’y déposai les pierres sous la lentille du microscope nouvellement installé puis entrepris finalement de manger mon sandwich, adossée au lit, avant de m’y consacrer.

Dans la précipitation, le mélange cornichon-sardine-compote m’avait semblé être une option viable, et je le regrettai amèrement. Le mariage était à la fois croquant et fondant, sucré, salé et acide. Le goût ne pouvait sauver l’assemblage de textures, mais mon estomac fut repu après quelques bouchées. La satiété étant le but recherché, ce sandwich avait oeuvré pour sa cause, et le reste finit sous mon lit. À cet instant précis, je me retournai et constatai que, de nouveau, mes pierres avaient disparues. Stupeur. Incompréhension. Colère. Où pouvaient-elles être ? Tous les meubles furent retournés, la pièce sens dessus dessous, sans trace de mes précieux. Peut-être les avaient-on subtilisés depuis la fenêtre ouverte ? Le vieil homme savait-il manier la canne à pêche ? Ma perception avait-elle était impactée par les récents événements et mon manque de sommeil ? Sous l’impulsion, je jetai tout mon matériel dans un grand sac et repartis dans la direction de Pierre, malgré l’heure tardive. Mon nouvel ennemi me donnait bien du fil à tordre.

Courant à travers champs jusqu’à l’objet de mon obsession et pour la première fois avec le matériel nécessaire, je pus m’approcher suffisamment près du visage. À y regarder de plus près, il ne s’agissait que d’une trace de brûlure dans un renfoncement de la roche. Approchant plus près pour tenter d’y voir ce que je souhaitais, un morceau me sauta littéralement au visage, ce qui me fit tomber à la renverse de surprise, sur le dos. Au moment de l’impact avec le sol, je sentis une vive douleur au niveau de mes reins. J’y passai alors la main, tentant de comprendre, et y sentis de légères billes de roche accrochées à ma combinaison. Puis, un à un, les fragments environnants se rapprochèrent de moi, m’encerclèrent, se collèrent à mes épaules, à mes bras, à mes jambes. De plus en plus lourde, je ne pus me relever et finis rapidement ensevelie. Je ne tarderai pas à suffoquer. Quel dommage, je n’avais même pas fini mon sandwich.

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