Selim. J’ai, et je pense d’être loin la seule, besoin de nommer les choses. Pour comprendre. Créer des boîtes dans lesquelles rentrent les concepts, quitte à les changer plus tard. J’ai toujours eu ce besoin de rangement, à trier mes livres, boîtes de conserve, épices, prénoms*, par ordre alphabétique. Pourtant, celui-ci, ce n’est pas moi qui l’ai choisi. Enfin, pas directement.
* Car oui, c’est possible et les personnes comprenant pourquoi vérifieront peut-être à leur tour si c’est le cas.
C’est un prénom qui vient de loin. Je me rappelle attendre patiemment la livraison du prochain tome de Full Metal Alchemist**. Et le dévorer à chaque fois. Un de mes premiers pas vers les mangas, après avoir dévoré tout le rayon BD de la bibliothèque. Enfin, pour être précise, j’ai commencé par cet étrange petit livre qu’était Dragon Ball. Puis Docteur Slump, dans le même bac. Et Naruto, qui se lisait dans le sens de lecture japonais et que j’ai pris un peu de temps à apprivoiser, du haut de mes 8-10 ans, sans personne pour m’expliquer. Puis, une fois tout le bac de mangas de la bibliothèque lu, j’ai dû trouver autre chose. Il y a eu une petite boutique, peu de temps, de mangas, vers chez moi. On m’a conseillée Full Metal Alchemist, donc. Et si la première approche m’a déroutée, j’ai persisté. Dès le troisième tome, j’étais fan. Alors j’ai commencé par les faire acheter à ma mère que j’accompagnais faire les courses. Puis, en grandissant, j’ai fini par les commander pour les avoir le plus vite possible. Et ce petit garçon de l’histoire, discret, très secondaire, se révélera plus tard être le plus puissant, après le chef faut pas déconner, de la bande d’antagonistes. Et responsable de ces grandes tâches d’encre recouvertes d’yeux et quelques bouches dévorant tout sur leur passage. Selim, donc. Un élémentaire d’orgueil. Et un symbolisme autour des yeux. Et là, il s’est passé quelque chose. Que j’ai compris bien plus tard. Mais une graine était plantée.
** Si vous ne l’avez pas lu et n’aimez pas qu’on vous gâche la surprise, vous arrêter là est sage.
J’ai continué ma vie. Tout semblait normal. Il me manquait des morceaux de mémoire, mais je n’en avais pas conscience alors. On comprend bien plus tard, au détour d’une coïncidence. J’étais à un festival punk, dans le nord de la France. Plein de gens super étaient là, j’aurais aimé faire meilleure impression. Car pendant l’un des concerts, j’ai regardé un spot lumineux un peu trop en face de moi. Je suis tombée. Sylvia*** m’a ramassée. Le poste de secours était proche, j’ai pas vraiment compris ce qui m’arrivait. Pendant le flash, j’ai vu des images. Pas comme un rêve, comme des souvenirs. Des choses que j’ai faites et dont je ne me rappelais pas. L’impression de me voir comme une caméra, m’observant dans des situations que j’avais oubliées. Des silences. Des éléments violents de mon passé. Des choses qui m’étaient arrivées. Certaines dont je n’étais vraiment pas fière. D’autres où je ne disais rien devant une personne exténuée. D’autres encore où j’étais en très mauvais état physique, chez mes parents, enfant. Et les images s’enchaînaient. Un diapositif après l’autre, j’assistais, catatonique, à mes propres oublis. Alors il est venu et a parlé. Je ne me rappelle plus. Juste d’avoir été lucide pour en prendre des notes, à l’époque. Je savais que j’oublierai.
*** Oui, les prénoms des autres personnages ont été changés, évidemment.
Et oublier, c’est un peu un cycle, dans ce cadre. Vous vous rappelez sans cesse de choses dont vous vous êtes déjà rappelées. Et vous vous rappelez les avoir oubliées. Et elles repartent. Encore. Et encore. Car ce n’était pas la première fois que je me rappelais de l’existence de Selim. Il avait déjà un prénom, lors de ce concert. Il l’a bien choisi à un moment. Ou l’ai-je fait ? C’est difficile de le savoir après coup. Je crois que c’était lui.
Avant de se conscientiser, probablement avait-il des apparitions. Fugaces, parfois. Des mots qui dénotent. Des incompréhensions visibles sur le visage en face et dont je ne me rappelais plus la cause. Plus longues, d’autres fois. Des journées entières disparues. Pas la moindre trace. Et chercher à se souvenir devient alors douloureux. Parfois, on y arrive. On trouve le bon tiroir**** au bon moment. Mais dans ce cadre, c’est un peu du loto. Et de toutes ces apparitions, probablement ai-je cousu mes propres souvenirs, du moins en partie, par-dessus. Il m’est donc très difficile de vous raconter l’histoire en étant persuadée qu’elle s’est passée comme je vous le dis. Mais c’est ainsi que je m’en rappelle. Faites-vous votre propre lecture.
**** Je ne sais pas pour vous, mais je me représente ma mémoire en images, au sens de “que voyez-vous lorsque vous tentez d’accéder à vos souvenirs ?” et j’en fais la métaphore suivante : un grand espace, entièrement blanc, sans ciel, rien. Du blanc. La seule différence résidant en des arbres, plein d’arbres, sans numéro, tous visiblement identiques et ô combien différents, dans lequel des tiroirs sont présents. Et chaque tiroir contient les souvenirs relatifs à une idée. Cette idée peut être géographique : une ville où j’ai vécu. A une étape de scolarité. A une personne que j’ai connu. Mais il faut cette idée qui devient donc une ancre.
Certaines personnes se battent pour que l’on reconnaisse leurs autres facettes comme des personnes à part entière. Sans rien avoir contre elles, ce n’est pas mon cas. Je vois les choses comme un ensemble de facteurs ayant amené à cette réalité. Le cerveau est incroyablement bon pour s’adapter à tout type de situation. Lorsqu’il en sent la nécessité, il scinde. Car certains souvenirs sont bons à garder loin. Mais il ne peut pas tout prévoir et quelques fuites arrivent parfois. Et on leur donne des noms, car c’est tout ce qu’on peut faire. Essayer d’écrire un grand plan de notre tête. Avec ses réussites et ses ratés. Si la chimie nous échappe, au moins peut-on tenter d’analyser ses conséquences. Ces fuites finissent par prendre leur liberté, s’émanciper, d’une certaine façon. Et avec leur propre vécu, leurs propres souvenirs, elles fonctionnent différemment. Je me fis aux ressentis quand Selim a ce besoin de tout calculer à l’avance. Je sauve des fourmis de la noyade et lui mange de la viande. Il est difficile de trouver un équilibre au milieu. Je ne sais pas tout ce qu’il fait, je vois comme à travers des jumelles déformantes ce qui accepte de se montrer. Et fatalement, l’un déteint sur l’autre. Alors j’attrape certains de ses tics et lui des miens. Et la mémoire se rapproche, un peu, en sachant qu’elle ne pourra jamais totalement redevenir un. Si je fume, lui refusait toute drogue et maintenant il finit mes cigarettes. Ses capacités d’abstraction et compréhension impressionnantes me permettent parfois d’exceller dans des domaines où je ne connaissais rien, d’appréhender des concepts qui me dépassent.
Une forme d’alchimie s’est créée au milieu du chaos. Si au début, j’ai refusé l’idée en bloc et me suis battue pour ne pas donner d’importance à mes autres, les repousser aussi fort que possible en espérant qu’ils disparaissent, mon cerveau m’a rattrapée. Je ne peux pas contrôler cette partie. Mais je peux choisir qu’en faire et prévenir autrui.
Je considère être responsable de mes actes. Cela peut sembler paradoxal quand on n’a pas toujours la main sur sa propre conscience, mais j’ose espérer que mes autres sauront appliquer une logique similaire afin d’atteindre une forme d’harmonie. Ne pas pouvoir choisir quand un autre prend le contrôle est une chose. Mais je peux, à mon échelle, communiquer avec eux, leur transmettre mes souvenirs par écrit pour qu’ils trouvent le tiroir nécessaire et fassent leurs propres conclusions. Prévenir les personnes dont je suis proche pour trouver des ajustements et ne pas me cacher dans le déni. Une farandole d’outils pour rendre la chose plus vivable, plus contrôlable d’une certaine façon. Et si je ne pourrai jamais totalement saisir Selim, je peux faire en sorte qu’on s’entende bien. Tant pis si son prénom vient d’un manga et qu’on me moque pour ça. S’il a commencé à pousser à partir de là, c’est qu’il existait et cherchait des repères. Un modèle sur lequel grandir. Mais on finit toujours par en dévier. Le but n’est jamais d’être une copie conforme mais d’avoir une base. Et je crois qu’il est devenu une meilleure personne à sa façon.
Comme une manière de finaliser sa présence, il a un jour choisi de s’approprier une partie du corps. Comme pour se sentir légitime. Il s’est tatoué sur mon bras droit. J’adore ce tatouage. Déjà parce que la passion de Full Metal Alchemist, on la partage, même si elle est probablement le nœud temporel de notre scission. Mais aussi parce que c’est une manière de lui faire une place. De l’autoriser.
Avant d’en arriver où je le souhaitais, je vais vous raconter une anecdote. Après qu’il ait tatoué le bras droit, j’ai choisi de lui emboîter le pas et de lui offrir l’épaule droite. J’ai donc pris un rendez-vous pour un tatouage avec une amie d’Emmanuel*****, avec qui je vivais à l’époque. La séance commence bien, on se partage de la musique. Emmanuel est assis sur le canapé, proche de la table de tatouage. On discute, l’ambiance semble bonne, je lui parle des raisons du tatouage sans entrer dans le détail puis je ne me souviens plus. Ce que j’en sais, c’est qu’Emmanuel n’a rien remarqué de spécial. Mais que la tatoueuse a été terrifiée. Après coup, elle a appelé les parents d’Emmanuel, qui ont choisi de me détester au premier regard******. J’ai fini par le savoir et donc envoyer un message à la tatoueuse pour essayer de comprendre. Je suis tombée face à un mur. “Nos contacts ont été et resteront strictement professionnels”, disait-elle. Il me semblait qu’en appelant mes beaux-parents pour leur parler de moi, elle avait franchi la ligne. Mais je n’ai jamais su davantage. J’ai tenté une seconde approche, beaucoup plus diplomatique, des mois plus tard, ayant donné un résultat similaire et j’ai abandonné.
***** Oui, celui-là aussi.
****** Ca commence à faire beaucoup d’astérisques mais si j’ai toujours eu de bons rapports avec mes beaux-parents, ceux-ci sont l’exception. Ma tronche ne leur revenait pas. Ils ont été jusqu’à tirer des arguments de la sophrologie ou de l’origine populaire du prénom de mon frère pour expliquer leur rejet.
Et comme promis, je vous dois encore le jour où il a choisi son prénom. Je vivais vers Paris. Je ne sais plus comment, mais il est apparu. Au milieu d’une tempête de recherches de ma part pour comprendre qui pouvaient être mes autres, de les imiter parfois pour tenter de les invoquer sans succès, d’oublis récurrents, de peurs que je savais ne pas être miennes, de souvenirs que je ne comprenais pas. Une période éprouvante mémoriellement. Il est venu avec la conscience de ne plus être cet autre état de moi. De ressentir, penser, voir les choses différemment. Un esprit de logique froide bienveillante, tentant simplement de conserver les acquis du corps. Les relations sociales en sont un. Il a parlé. Je ne sais plus de quoi, mais je ne crois pas que l’important y réside. Il a parlé. Avec sa voix. Et la personne en face a su comprendre que quelque chose était différent. Elle a demandé “comment t’appelles-tu ?”. Tout naturellement, j’ai donc répondu Selim.