Aujourd’hui, j’ai décidé de parler. De quoi ? Bon, commençons par là.

Il est un mal que je n’ose nommer, de peur que l’on ne me voie plus que par lui. Par peur de me tromper sur moi-même, aussi, un peu, et car mon aversion des étiquette complique le moindre aveu.
Si j’ai osé (ou aurais pu oser) le confier à certain-e-s d’entre-vous, ce n’est pas le cas de la totalité des gens qui peuvent passer par là. Par peur de découvrir qui iels sont vraiment je me cache, à l’abri de leurs potentielles violences, écho plus ou moins assumé des lames glaçantes de la transphobie.

Quelles violences ? Il y a l’ordinaire, celle des regards perçants suivis de chuchotements ou signes de tête puis, bien souvent, de rires. Rires qu’on encaisse en baissant la tête, en accélérant le pas ou en feintant de ne rien remarquer. Parfois, l’altercation est plus violente et nous fait devenir la cible simple, celle à humilier pour augmenter son capital sympathie, celle à frapper pour gravir les échelons sociaux. Mais je n’en suis pas là. Si j’ai pu fréquenter celles-ci dans d’autres circonstances, je n’en suis pas vraiment nostalgique.
Aujourd’hui, je porte un déguisement, genre d’armure m’aidant à encaisser les coups, mais qui reste perfectible. Alors, bien souvent, je serre les dents. Quand, à la caisse, un visage souriant m’accueille tout en utilisant le mauvais titre de civilité. Quand, au détour d’une conversation écrite ou orale, un-e ami-e me fait l’affront de me rappeler à mon sexe. Lorsque je crains qu’une personne ne voie ou n’entende une phrase me mégenrant et en tire de mauvaises conclusions. À chaque phrase écrite, lorsque vient le moment d’accorder un adjectif me concernant et que je m’efforce de la formuler différemment. À chaque phrase orale, lorsque l’habitude prend les devants, m’installe ce goût amer en bouche et me fait bouillir les sangs en installant ce léger silence honteux et confus. Lorsqu’au détour de Twitter j’y croise, en tous milieux, des généralisations si violentes qu’elles m’en ramènent à mon statut d’imposture. Lorsque l’illégitimité me rappelle que je ne suis d’aucun bord et que je ne peux le manifester sans craindre des représailles. Lorsque mon père, constatant de légers traits noirs sous mes yeux, fait l’inventaire des menaces homophobes. Lorsque ma mère, me promettant un bracelet pointu, se ravise en me voyant l’essayer de peur de ce qu’en dira autrui. Lorsque mon physique me donne cette impression de mensonge permanent. Et, surtout, lorsque je souffre, à chaque fois que mes dents se touchent. Parfois un peu, parfois plusieurs jours, parfois jusqu’à vouloir disparaître. Car tout me rappelle qu’on ne me souhaite pas la bienvenue dans ce corps.

Si s’assumer suffisait à atténuer ces douleurs, sans doute l’aurais-je déjà fait, ne serait-ce qu’en partie. Mais, si la société ne me semble pas prête à remettre en question sa vision de la binarité, elle me semble encore moins prête à remettre en cause la binarité elle-même. Que ferait-elle si elle me voyait, me présentant sous un genre différent à divers instants, si mes envies de pronoms – ou non – évoluaient et si mon apparence suivait mes envies ? Sans doute beaucoup de mal.
Pour y parer, j’ai choisi d’éviter les accords. Il m’aura fallu quelques astuces, et si certaines phrases demeurent compliquées, cela reste accessible. Cela m’évite de supprimer mes messages lorsque mon genre ne s’y prête plus. Cela m’évite aussi de devoir expliquer, à chaque accord, pourquoi ceux-ci ne sont plus les mêmes que la veille. Malheureusement, éviter les accords ne suffit pas lorsque l’envie d’exprimer est plus forte que celle de me protéger des potentielles agressions.
Par messages privés, j’y parviens. Avec quelques rares élu-e-s, j’ai franchi le pas. Des gens avec qui je me sentais en sécurité et que je savais sensibilisé-e-s à ces questions. Je m’y sentais bien, mais la fluidité n’est pas la seule barrière.

S’assumer, c’est aussi transformer toute la violence. La dysphorie, bien que pointant souvent son nez, n’est plus omniprésente. Un cortège se chargera alors de prendre le relais et de mettre ma légitimité en doute à ma place. Ma famille, elle aussi, sera ravie de pouvoir se détourner tout en me poignardant auprès de toutes ses connaissances. Certain-e-s personnes qu’il m’arrive de fréquenter et n’étant pas nécessairement renseigné-e-s sur la question me tourneront probablement le dos. Et, s’il m’est préférable d’avoir un bon entourage, ne pas en avoir n’est pas enviable non plus.
M’accoler une étiquette étant souvent un processus long et douloureux – ce pourquoi j’évite soigneusement certains mots ici comme ailleurs –, il est probable que je continue à me torturer quelques temps. Et, si la crainte de ne plus me définir que par cela me guette, c’est celle de ne pas avoir la moindre idée de ce que je suis vraiment qui tend à me hanter.

À faire les comptes, j’hésite. Si je ne peux le dire totalement, peut-être puis-je déjà me l’avouer, à moi, faire un coming in, en somme, et peut-être en serez vous les témoins. Avant tout, sachez que je n’estime avoir aucun compte à rendre, ni à vous, ni à qui que ce soit. Je ne pense pas que sortir de la norme soit une raison suffisante pour me justifier de ce que je suis. Non, si je l’avoue, c’est avant tout pour me protéger. Pour apprendre, un peu, à prendre soin de moi.
Alors, même si ce ne sera peut-être plus le cas demain, j’attrape mon courage et tente de calmer mon coeur s’emballant à la simple écriture de ces lignes. Aujourd’hui, Abby n’est plus un simple pseudonyme. Aujourd’hui, je suis une fille.

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