[Pour les personnes s’apprêtant à lire ce qui suit, une mise en garde : le texte contient de la violence physique et psychologique sur mineure]

Il est amusant de constater la facilité qu’ont les gens à se bander les yeux. Ma famille d’abord, préférant me voir encaisser que de se brouiller avec mon père. Ma mère ensuite, me répétant qu’il avait un bon fond et que la responsabilité me revenait en partie. Et encore aujourd’hui mes collègues, feignant de ne pas comprendre pourquoi je me refuse au maximum à retourner chez mes parents depuis que j’ai décroché mon indépendance. Jusqu’à la culpabilisation parfois. Mes parents jouissent d’une immunité, comme tant d’autres, et il semblerait que je leur doive quelque chose. Je reste persuadée qu’iels préfèrent que je ne leur retourne pas la politesse.

Je n’ai jamais pensé mériter ce qui m’arrivait. Si j’ai pu assimiler les reproches et finir par les croire, j’ai toujours trouvé cet acharnement injuste. J’avais conscience que ce qui se passait n’était pas normal. J’aurais pu fuir, vivre dehors, arpenter les ruelles et partir suffisamment loin pour que les recherches soient vaines. Mais je suis restée là à subir, tout en fantasmant une autre vie et en jalousant les familles de mes ami-e-s de l’époque.

Je suis restée car j’avais peur des représailles. Je suis restée car la dépendance financière me tenait en laisse. Je suis restée car le confort n’est pas simple à délaisser. Je suis restée car je craignais de me faire enlever, voire pire. Je suis restée par peur de la mort. Je suis restée car j’étais faible. Se détacher de l’autorité qui nous enserre est difficile. Alors j’ai subi, chaque jour, une violence à laquelle je ne pouvais riposter sans craindre d’en essuyer une d’ampleur supérieure.

Le problème, dans ce genre de situation, c’est qu’elle ne peut pas être bonne. Il y a des bons et des mauvais choix, mais rien qui ne puisse tout résoudre en un claquement de doigts. Je n’y étais pour rien et, pourtant, j’allais en baver.

Pour la suite, gardez simplement en tête que ma mémoire étant ce qu’elle est, il est possible que ce qui suit soit incomplet.

La douceur
Aussi loin que je me souvienne, mon père a toujours agit ainsi. À préférer la violence au dialogue dès qu’un geste ou un mot – le mien en l’occurrence – ne lui convenait pas. Les gifles pleuvaient à la moindre occasion. C’est une personne nerveuse, très nerveuse. Le genre à s’agacer d’un rien – j’en ai tristement hérité. La comparaison s’arrête ici. Lorsqu’il est énervé, il est violent. Du genre à défoncer un ordinateur portable – le mien – parce qu’il est irrité. La gifle est presque devenue un réflexe chez lui. Une manière de faire ressortir sa frustration, de la cristalliser, sans jamais chercher à la contenir. Son penchant pour l’alcool a exacerbé cet attrait pour la violence, et j’en ai fait les frais.

Si vous avez déjà vu mon sourire, peut-être avez vous remarqué des cassures sur mes incisives. C’est peu probable, car je prends souvent soin de sourire sans montrer les dents, mais admettons. La suite du paragraphe détaille davantage les violences, passez-le au besoin. Un jour de mon enfance, que je ne situe plus précisément, je refusais de prendre mon bain pour une raison quelconque. Mes parents s’impatientent et commencent à m’y emmener de force. Iels m’attrapent par le bras et tirent, mais je tiens bon et résiste : je ne veux pas y aller. Devant ma résistance, mon père s’est énervé et, de ses deux main, m’a poussée vers l’avant. Je suis ainsi tombée la tête la première sur le carrelage. Quand je me suis relevée, j’ai pu admirer des morceaux de mes dents sur le sol, et ma bouche en sang. Mon père n’a pas bronché, ma mère a paniqué et a été chercher la trousse de soin. Tout ça pour un bain.

Des années plus tard, quand j’ai voulu en parler à ma mère, elle a légitimé mon père d’un simple « mais t’étais énervante aussi » et s’est sentie obligée de préciser qu’il m’avait plusieurs fois déboîté un bras, dans d’autres circonstances. À quel moment ai-je oublié ça ?

Toujours dans mon enfance, je suis à table et mes parents m’imposent de manger une banane en dessert, sachant pertinemment que je n’aime pas ça. Je refuse, mais on me force à rester à table jusqu’à ce que je la mange. J’ai attendu que mes parents sortent de table pour, sans un bruit, cacher la banane dans une bouteille de lait qui était dans la poubelle. Mon père, sceptique, a senti mon haleine et, déclarant qu’elle ne sentait pas la banane, a fouillé partout jusqu’à la trouver. Suite à quoi j’ai écopé d’une énorme gifle. Pour une banane.

Pour être honnête, les repas ne se sont jamais vraiment bien passés. Moi et mon frère regardions notre assiette, sans un bruit. Tout était plutôt silencieux. Nous osions à peine nous lever pour chercher quelque chose dans le frigo sans craindre qu’il ne se passe quelque chose. La table était au milieu de la pièce, nous devions passer derrière mon père – qui devait donc avancer sa chaise – pour accéder au frigo. Le faire se pousser, ce n’était pas sans risque. Le repas, c’était aussi le moment où nous recevions le plus de remarques sur nos physiques, attitudes ou paroles. Et, ayant personnellement des habitudes alimentaires qui peuvent sembler étrange (écraser un jaune d’oeuf sur une tranche de jambon pour en faire un roulé, par exemple), j’ai essuyé beaucoup d’insultes pendant les repas.

Et c’était ça. Tout le temps. Tous les jours. Les gifles, les insultes, le rabaissement au moindre faux pas. Si je renversais un verre. Si je trébuchais. Si je cassais quelque chose. Si j’avais un mot dans mon carnet de correspondance. Si je répondais. Si je me débattais. Si je n’étais pas comme il l’avait décidé.

J’ai le souvenir de m’être débattue, une fois, après une gifle, puis d’avoir hurlé de toutes mes forces avant de me réfugier sous une chaise de la cuisine. Ma mère s’est interposée, comme pour dissuader mon père de me poursuivre. Il m’a simplement dit que je n’étais pas bien, que j’en faisais trop, que je réagissais n’importe comment. Même mes réactions n’étaient pas assez bonnes à ses yeux ; il voulait les contrôler. Toute marque de rébellion soulignait sa toxicité, alors il ne les appréciait guère.

Du reste, j’ai appris à en avoir peur. Avoir peur de mes mauvaises notes, avoir peur de mes maladresses, avoir peur de mes faux pas, avoir peur de chacun de mes pas. Une peur permanente de faire quelque chose qui ne lui plairait pas. Je n’osais plus lui parler, plus lui demander d’aide pour mes devoirs, plus lui demander si je pouvais sortir ou avoir de l’argent de poche. J’allais systématiquement voir ma mère quand je devais demander quoi que ce soit. Quand je supposais que l’information allait remonter à mon père, je préférais ne rien dire. J’ai fini par imiter la signature de mes parents pour éviter cela, et ça m’est retombée dessus.

Les punitions étaient diverses et mes seules occupations souvent confisquées. L’ennui pointait son nez régulièrement. Je me parlais à moi-même pour me rassurer.

À plusieurs reprises, j’ai menacé mes parents d’appeler un quelconque numéro type « SOS enfants battus  ». Les réactions étaient maigres. Des rires et des « et t’irais où, hein ? ». Le bon côté des choses, c’est que le côté « battus » n’a jamais été remis en cause. Alors j’avais au moins un peu raison.

La gentillesse
Mais la violence n’est pas sa seule qualité. J’ai eu à plusieurs reprises la démonstration de son racisme, son sexisme, son homophobie et j’en passe.

Enfant, je passais beaucoup de temps dans le jardin à jouer avec moi-même. À combattre des monstres invisibles aux attaques précises que je devais éviter dans un certain ordre. J’imaginais à l’avance l’ordre des attaques et tentais de les esquiver, en recommençant à chaque fois que je n’étais pas assez rapide. Mon père, me voyant faire, me traitait systématiquement de tarée, de débile. De même, j’ai joué jusqu’à très tard avec des Playmobil, peluches et autres bonhommes avec mon petit frère. Je m’amusais à lui construire des aventures dans toute la maison. Là aussi, j’ai été traitée d’attardée. En somme, dès qu’une activité sortait des schémas d’amusement classiques de mon âge, je me faisais insulter.

Plus tard, alors qu’un ami devait passer à la maison pour la première fois et que mon père devait m’accompagner pour le chercher à la gare (je n’avais pas bien le choix, c’était à 70 km), il m’a demandé très sérieusement dans la voiture si ce dernier était arabe, auquel cas il refuserait de le conduire. J’ai refusé de répondre et il m’a menacée de le laisser sur le quai de la gare si tel était le cas. L’ami en question étant blanc, la discussion s’est arrêtée dès qu’il l’a vu. Un doux aperçu de son racisme qu’il se complaisait à étaler à chaque occasion.

Ma copine de l’époque, à qui j’avais parlé de choses que je n’assumais pas encore, m’a envoyé un jour son eyeliner par La Poste. Ravie, j’ai attendu que mes parents ne soient plus à la maison pour l’essayer, un peu maladroitement. Je me suis dessiné un léger trait sous chaque œil, le nez collé au miroir de la salle de bain, et ai dû m’y reprendre à trois fois. C’était sans doute très mal fait, mais j’en étais contente et suis retournée dans ma chambre. Quand mon père est rentré, il n’a pas tout de suite remarqué. Au deuxième passage dans ma chambre, quelque chose l’a interpellé et il m’a demandé ce que j’avais aux yeux, avant d’en conclure qu’il s’agissait sûrement de cernes. Quelques minutes plus tard, il est revenu en ayant compris. Là, j’ai passé un très mauvais moment. D’abord des insultes de toutes sortes, hurlées depuis le seuil de ma porte. Puis il a frappé dans le mur, violemment, et m’a ordonnée de retirer ce maquillage. J’ai refusé. Il s’apprêtait à me frapper, quand ma mère nous a demandé de venir manger. J’ai sauté le repas, ce jour-là. Je l’entendais depuis la cuisine m’insulter en continu. Ma mère a tenté de minimiser avec un « oh, laisse, c’est normal de faire des essais ». Je ne voulais pas « faire des essais », mais j’ai préféré sa réaction. Mon père n’a rien voulu savoir et a continué à hurler et à insulter ma copine, après avoir compris que c’était elle qui m’avait envoyé l’eyeliner, et ce jusqu’à ce le maquillage disparaisse sous le jet d’eau de la douche. Je n’ai jamais osé en remettre sous ce toit.

Pour l’anecdote, il ne se privait pas non plus de faire des remarques malvenues sur le voisin gay, qui était aussi son collègue et qu’il emmerdait régulièrement, à l’entendre parler de ses journées de travail.

Mon père avait des attentes précises en matière d’enfant. Il en voulait un dur, avec des tatouages, des piercings et avec qui partager des moments privilégiés devant du sport à la TV. Malheureusement, je ne convenais pas. Il a tenté de me faire être ce qu’il souhaitait que je sois, mais ça n’a jamais fonctionné. Je crois qu’il a regretté ma naissance longtemps. Je pense qu’il était déçu de m’avoir moi, associale restant cloitrée dans sa chambre pour jouer aux jeux vidéo plutôt que d’aller au bar avec lui. Il a toujours rejeté ce que j’étais, vivais, faisais, disais. Il ressentait le besoin de valider ou non chacun de mes souffles. Sur mon frère, ça a pris. Mon père a pu transposer toute sa frustration sur lui. Il lui a teint les cheveux, lui a percé l’oreille et lui a fait de nombreux tatouages éphémères. Lorsqu’il ne voulait pas, mon père insistait de manière détournée jusqu’à ce que mon frère trouve ça cool.

Vers 2005, j’ai reçu une lettre. On m’a simplement dit : « tu as reçu du courrier ». L’enveloppe était ouverte, la lettre dépliée, posée sur la table. Iels ne se cachaient même pas de l’avoir lue. J’étais mal et en colère.

Quand iels m’ont demandé qui me l’avait écrite, j’ai répondu le premier prénom qui m’est venu par la tête : Élodie [le prénom a été changé]. Et là, c’est le drame. Mes parents me font les gros yeux, se font insistants, « t’es sûre que c’est Élodie ? ». Je lis la lettre. C’est une lettre d’amour. Je découvre donc en direct que mes parents sont homophobes. Je m’énerve encore plus, mon père finit par lâcher l’affaire mais ma mère insiste, pensant que je ne répondais pas uniquement car mon père était là, et pensant que je me confierais à elle. Je finis par lui lâcher à la tronche que non, ce n’est pas Élodie ni une fille qui m’a écrit, mais que ni mon orientation ni mon courrier ne la regardait (plus violemment, je vous épargne ça). Ce qu’elle semblait avoir compris.

Le bien-être
Mes parents n’aimaient pas que quelque chose échappe à leur contrôle. Si, suite à l’histoire d’Élodie, aucune de mes lettres reçues par La Poste n’a été ouverte ni lue, ce n’est pas le cas des mots revenant de l’école que je rangeais dans un de mes tiroirs. Ce n’était pas des petits mots que l’on se passait en classe, plutôt un genre de correspondance que j’entretenais avec une fille du collège, une des seules personnes à qui je parlais en dehors d’internet. Je lui parlais de mes parents, de mon passé, de cette sensation de ne pas être humaine, de mon malaise vis-à-vis de mon corps, de mon envie de mourir et je lui racontais pas mal de mensonges, aussi.

J’aurais pu ne jamais remarquer que ma mère avait lu tout ça si elle ne s’était pas elle-même vantée de l’avoir fait tout en rigolant. L’intimité, la vie privée, ça semble lui être un concept un peu flou et surfait. Elle a donc lu mes angoisses, mes mensonges, mes amours, mes critiques, mes questions. Tout ce que je voulais garder en dehors de chez moi. Je me souviens précisément de la manière dont elle l’a fait, en se moquant de l’un des mensonges qu’elle avait pu lire. Et sans jamais ne me demander si j’avais besoin d’aide.

Souvent, après avoir pris des coups, je piquais des crises de colère, frappais ce qui me passait à portée de main, me frappais moi-même et me blotissais dans ma couette. Je lâchais alors tout ce que j’avais sur le cœur. À plusieurs reprises, ma mère s’est cachée derrière mon lit pendant ces moments pour m’écouter. À chaque fois, je lui criais alors dessus et elle quittait la chambre en ricanant.

Mon père, lui, ne me laissait aucun répit. S’il était constamment sur mon dos au sein de la maison, il insistait (manière de dire que je n’avais pas le choix) également pour m’emmener devant le bus pour le collège. Lorsque je partais plus tôt pour lui échapper, il me suivait en voiture et m’obligeait à monter. Il se posait aussi régulièrement devant ma porte pour écouter et regarder ce que j’y faisais. Il me confisquait la clef de ma chambre lorsque je m’enfermais pour lui échapper quelques instants, et ne me la rendait que lorsque j’avais un-e ami-e à la maison, pour faire bonne figure.

Il aimait bien faire bonne figure. Il changeait toujours radicalement d’attitude lorsque ma famille ou des ami-e-s venaient nous rendre visite.

Pourtant, les rares ami-e-s (ils étaient deux) que j’avais et qui habitaient proches de ma maison, il ne les aimait pas. Il s’arrangeait pour que je les vois le moins possible. Ils n’avaient pas le droit de dormir à la maison et c’est toujours moi qui allais chez elleux. Leur mère me l’a reprochée très fort une fois, et je suis partie. Jusqu’à ce qu’elle vienne s’excuser. Et, le comble, des années après, il m’a dit qu’il n’avait rien contre eux. Sale hypocrite.

Je n’avais pas de répit. Ni chez moi, ni pendant le trajet de chez moi à l’école, ni à l’école. Je reviendrai probablement sur le harcèlement scolaire dans un prochain article, ce n’est pas le propos ici. Mon seul refuge était internet.

Le partage
Pendant des années j’ai subi, en m’adaptant comme je le pouvais aux contraintes qu’il m’imposait pour tenter de limiter les dégâts. Puis, peu avant de quitter la maison familiale, j’ai fini par lui tenir tête. Lorsque mes notes ou quoique ce soit pouvaient me valoir un mauvais moment, je lui cachais et ne les montrais qu’à ma mère, à défaut de mieux. Je ne lui parlais plus, ou le moins possible. Tout passait par ma mère, qui malgré ses nombreux défauts n’était pas physiquement violente et me faisait beaucoup moins de reproches.

J’ai pointé à mon père, et à plusieurs reprises, sa violence, son alcoolisme qui l’exacerbait, sa mauvaise foi, son flicage, ses propos dégueulasses. Ça n’a pas été bien efficace et je n’ai fait qu’écoper d’une gifle.

J’ai fini, quand mes nerfs ont lâché, par lui rendre un coup, le pousser hors de ma chambre, l’insulter autant que je le pouvais. Il a semblé si sonné qu’il n’a rien fait sur le coup. Et, plus tard, j’ai commencé à défendre mon frère, qui avait le droit au même traitement. Je me suis interposée entre eux deux. J’ai commencé à frapper mon père dès qu’il se montrait menaçant, et à emmener mon frère en lieu sûr. Ce même frère m’a demandée il y a quelques mois si je souhaitais que l’on fasse un cadeau commun pour la fête des pères. Non merci.

Puis, pour le besoin de mes études, j’ai quitté la maison. Je voulais faire un IUT informatique mais celui proche de chez moi m’a refusée catégoriquement car j’avais un bac pro et ce malgré mes très bonnes notes. Ce sont des connards, mais au final, ça m’a sauvée. J’ai été à Lyon, à des centaines de kilomètres de chez moi, pour me rapprocher de la famille de ma relation de l’époque. L’ironie, c’est que mon père s’est emporté et a refusé que je déménage – classique, puisqu’il perdrait alors son contrôle sur moi – et que ma mère m’a alors dit que sa réaction était compréhensible car il tenait beaucoup à moi et ne voulait pas que je m’éloigne. Les ordures. Ça ne m’a pas empêchée de partir tout de même, soutenue par ma moitié et sa famille.

Je suis retournée chez mes parents cinq fois en cinq ans, puis plus du tout depuis un an et demi.

La nostalgie
Aujourd’hui, je ne sais pas bien ce qui est séquelles ou non de ces 18 ans passés sous leur toit. Je m’énerve facilement, je râle beaucoup, je suis difficile à vivre, je touche très peu à l’alcool et je ne supporte plus l’autorité. Plus du tout. Je hais les directives et la hiérarchie.

Je n’ai pas eu la moindre conversation sérieuse avec mes parents depuis ma naissance. Ni sur mes ami-e-s, ni sur mes amours, ni sur mes problèmes, ni sur la manière dont je me sentais, ni sur ma dépression, ni rien. Iels ne m’ont jamais rien appris de ce à quoi je pourrais être confrontée. Je ne me suis jamais confiée à elleux. Iels n’ont jamais rien su de qui j’étais réellement et de ce que je désirais. Iels ne le sauront jamais.

Cinq ans après mon départ, j’ai commencé à recevoir des SMS de mon père. Je lui manquais, qu’il disait. Il voulait prendre de mes nouvelles. Qu’on se parle. Puis un message vocal que je n’ai jamais écouté. Et je réalise donc qu’il n’a même pas conscience de ce qu’il a fait. Ou qu’il le minimise.

Je ne suis pas très portée sur ma mère. Elle a de nombreux défauts, dont certains que je ne devrais pas cautionner, mais je l’aime bien quand même. Je l’évite autant que je peux, mais le conditionnement met du temps à s’évaporer.

Récemment, je lui ai dit que je ne voulais plus jamais voir mon père, puisqu’elle insistait régulièrement pour que je leur rende visite, mais qu’elle et mon frère étaient bienvenu-e-s à l’appartement s’iels le voulaient. Elle n’a pas mal réagi, enfin je crois. Elle m’a envoyé cinq messages via Skype, qu’elle a supprimé avant que je puisse les lire, puis m’a souhaitée une bonne nuit. Ce que je sais, c’est que je n’ai pas tellement envie qu’elle vienne, alors pourquoi lui ai-je proposée ? Couper les ponts est plus difficile qu’il ne me semblait, je vais considérer ça comme une première étape.

J’ai imaginé la mort de mon père à plusieurs reprises et ce que je dirais au moment de faire un discours. Toute la bile que je déverserais, toute la répulsion qu’il m’inspire que je pourrais enfin évacuer. Dire tout le mal qu’il m’a fait, tout le mal qu’il m’a dit, tout ce mal que j’ai vécu, dire combien je le déteste et combien sa mort ne m’affecte pas voire me soulage, sous le regard médusé du prêtre. Ma famille ne prendra probablement pas ma défense. Et dans les faits, je me contenterai probablement de ne pas y aller.

Aujourd’hui, si je témoigne, c’est car je réalise enfin ce qui m’est arrivée. Je le dis enfin. Car ce n’était pas normal d’avoir peur de parler à mon père. Car ce n’était pas normal d’avoir peur de croiser mon père. Car ce n’était pas normal de prendre un coup à chacune de mes « erreurs ».

Car j’ai été maltraitée. Car j’ai été battue. Et j’y pose enfin les mots.

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